Office National de Diffusion Artistique

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Carnet #6 - Guyane

Carnet de bord sensible des rencontres artistiques itinérantes en Guyane par Jasmine Lebert, directrice du 3 Bis F à Aix-en-Provence

Avril 2025, nous sommes une vingtaine de professionnel·le·s du spectacle vivant venant de l’Hexagone, de la Caraïbe et du Mexique à participer à la Rencontre itinérante organisée par l’Onda en Guyane. Chaleureusement accueilli·e·s et guidé·e·s par la DCJS Guyane (Direction Culture, Jeunesse et Sports - l’État), avec le précieux renfort du Pôle Ressources de Guyane, nous allons rencontrer en une semaine pas moins d’une cinquantaine d’artistes, une vingtaine de structures — des institutions comme l’EPCC Les Trois Fleuves à Cayenne, le Centre de Développement Chorégraphique National, les trois scènes conventionnées théâtre du territoire, des tiers-lieux… Nous aurons aussi la chance d’assister à l’inauguration du nouveau lieu et chapiteau de Latitude Cirque à Saint-Laurent-du-Maroni ainsi qu’au lancement de la 19e édition du festival Les Tréteaux du Maroni. Département d’outre-mer depuis 1946, la Guyane en est le plus grand avec une superficie de 86 549 km2 : un sixième de la France, la taille du Portugal. Nous remonterons le long du littoral, d’Est en Ouest, ce très vaste territoire, saluant les quatre fleuves imposants qui relient la forêt amazonienne à l’océan et chargent la mer des alluvions qui lui donnent cette couleur marron, intrigante et profonde.

Carnet #6 - Guyane

Les cultures guyanaises : cadre ethno-historique

Dès notre arrivée s’impose avec force l’image d’une société composite, multi-dimensionnelle et plurielle qui demande une approche située pour tenter de l’appréhender. Le chauffeur de taxi nous dit qu’il y a un tel nombre de communautés en Guyane qu’on n’essaye même plus de les compter. Le sociologue Christian Cécile et l’historien des civilisations Jean Moomou partagent avec nous des éléments-clés pour plonger dans son histoire éminemment singulière. L’expérience coloniale remonte en Guyane à 1604. La colonie a du mal à naître, ne prend forme qu’en 1676. En 1763, la France — qui a perdu le Canada — tente un peuplement blanc en Guyane : c’est un échec cuisant, les maladies emportent la plupart des colons. 1793 : première abolition de l’esclavage, première révolution haïtienne. En 1802, Napoléon rétablit l’esclavage. En 1848, Victor Schœlcher abolit définitivement l’esclavage, une nouvelle histoire de la Guyane se dessine. Les activités aurifères fleurissent, puis le Second Empire installe le bagne en Guyane.

Le socle de la société guyanaise est marqué par une infinie diversité de communautés : afro-descendants créoles  et les différentes communautés Bushinengue (descendants des Noirs marrons, esclaves ayant fui les plantations pour fonder des communautés libres le long des fleuves), six peuples autochtones Amérindiens, les Hmong arrivés du Laos en 1977, des communautés guyano-brésiliennes, chinoises, plus récemment, haïtiennes et bien d’autres encore. La population est majoritairement constituée de ces migrations, aux côtés des premières nations autochtones. Comme tous les départements d’outre-mer, la diaspora guyanaise est aussi en métropole, héritage du Bumidom. Norma Claire, directrice de Touka Danses - CDCN [1], nous dit être une enfant du Bumidom, Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’Outre-mer, dispositif mis en place par l'État français en 1963 pour organiser et encadrer la migration des Antillais, Guyanais et Réunionnais vers l'Hexagone, jusqu'en 1981. Norma, « mulâtre » [2], est née au Havre. Le Bumidom est une histoire douloureuse, peu racontée : la France promet des logements et des postes dans la fonction publique. « Les gens ont cru que ce serait une belle vie et une fois sur place, se sont sentis abandonnés, oui ». Entre 1963 et 1981, 260 000 Domiens vont quitter leur natale avec un aller simple payé par l’État, pour des rêves souvent déçus.

 


[1] Touka Danses fut en 2015 le premier Centre de Développement Chorégraphique CDCN des outre-mer
[2] Une personne dite « mulâtre » est née de l'union d'un homme blanc avec une femme noire ou d'un homme noir avec une femme blanche

 

Métissages culturels infinis

La Guyane compte officiellement 350 000 habitants, on estime qu’il y en aurait bien plus : c’est d’ailleurs un des seuls départements d’outre-mer qui connaît une telle explosion démographique. Une quinzaine de nations forment le socle de la société guyanaise. Aujourd’hui, les Créoles sont en train de devenir minoritaires.
 
Léon-Gontran Damas (1912-1978), poète, écrivain et homme politique guyanais (député de 1946 à 1951) qui écrit dans La Revue du monde noir, livre une vision de l’identité guyanaise différente du concept de créolisation d’Édouard Glissant. Dans Pigments — qui sera interdit par la censure, en raison d’un appel à une conscience critique et à la rébellion des noirs (1937) — il évoque les identités marrones de Guyane, l’affirmation d’une « identité noire non corrompue », comme nous le raconte l’artiste Sisley Loubet qui travaille sur ces relations identitaires avec la couleur, enchevêtrements de métissages.
 
La Guyane semble s’être construite entièrement autour du questionnement permanent de comment faire société dans un contexte aussi multiculturel que celui des innombrables identités culturelles guyanaises. Les héritages coloniaux, post-coloniaux, transcoloniaux, l’histoire forte du marronage ont fait de la Guyane une terre d’hybridité liée à différents courants migratoires se juxtaposant et se succédant, avec une certaine territorialisation des identités. Le long du Maroni, ce sont majoritairement des populations marrones. À Cayenne, le socle est plutôt créole. Tous les groupes veulent faire émerger leur histoire. Avant l’histoire coloniale, c’est une histoire amérindienne. Six groupes amérindiens, six familles linguistiques : les Kali’na, les Palikur, les Arawak, les Teko, les Wayãpi et les Wayana représentent encore 10 000 personnes aujourd’hui. La question des droits fondamentaux des peuples autochtones reste entière, malgré les avancées dans les pays voisins comme au Brésil, en Équateur ou en Colombie, avec un principe de gestion des territoires fondée sur les communs et les droits de la nature.
 
Si les régions post-coloniales ont quelque chose en commun dans la dynamique — pluri, multi ou interculturelles, depuis l’arrivée des premiers colons – on comprend qu’en Guyane, l’apport constant des différentes communautés a forgé un rapport unique à la diversité culturelle et c’est précisément cela que la jeune génération intègre de manière si vivante dans les formes artistiques produites.

Jeunesse guyanaise en création

En Guyane, 50 % de la population a moins de 25 ans. « Ce qui manque en Guyane, ce sont des lieux d’expression pour que les jeunes puissent s’exprimer » : c’est précisément à cela que travaillent avec un engagement sans faille Isabelle Niveau du Théâtre de l’Entonnoir, Scène conventionnée Enfance et jeunesse à Kourou. Soixante-dix jeunes suivent tous les ans une formation de huit mois en théâtre, certain·e·s y amorcent une première étape de professionnalisation,  accompagné·e·s de très près par l’équipe du théâtre. L’artiste haïtienne Matilda Pierre a bénéficié de ce programme. Sa création en cours, autobiographique, porte haut et fort son identité LGBTQIA+, pansexuelle et les violences intra-familiales.
 
Touka Danses - CDCN est également particulièrement engagé dans l’accompagnement de très jeunes artistes émergent·e·s et la structuration d’artistes aux parcours plus avancés. D’autres lieux, plus alternatifs, voient le jour à l’initiative de jeunes porteur·euse·s de projets comme L’Abattis à Cayenne (en Guyane, les abattis sont les jardins potagers partagés), tiers-lieu qui développe des pratiques artistiques en arts visuels, en cinéma et en musique. De nombreuses formes artistiques reflètent un dialogue entre les pratiques culturelles, comme le Djokan, art martial guyanais afro-amazonien créé par Yannick Théolade, qui est également thérapeute. Il mêle savamment, à l’instar de la capoeira brésilienne voisine, des pratiques guerrières et des rythmes amérindiens, créoles et bushinengue. La création artistique se mêle aussi volontiers à des pratiques de soin multiples, issues des influences des médecines afro-descendantes et créoles guyanaises. Il faut entendre le soin dans son acception la plus large et comprendre ces médecines dans leur dimension holistique. C’est aussi ce qui caractérise l’art Tembe et ses tableaux-poèmes performatifs que nous découvrons à Saint-Laurent-du-Maroni avec Franckie Almeda et à CARMA, le Centre d’Art Contemporain d’Intérêt National porté par l’association Chercheurs d’art à Mana.
 
Souvent, la création et la transmission se conjuguent à l’écoute et à la collecte des récits de la jeunesse. La plupart des formes artistiques se pensent tout-terrain, allant à la rencontre des classes dans les villages, et sont liées à des rencontres humaines et artistiques. Dans l’Ouest guyanais, la compagnie Jeunes Sans Limites, sous la houlette de Samuel Fania, breakeur, emmène des dizaines de jeunes dans la pratique régulière de la danse hip-hop dont la vitalité est liée à d’innombrables influences, à l’image de la Guyane. Enfin, le spectacle militant Choisis ton héros créé par deux jeunes femmes Miremonde Fleuzin et Berekia Yergeau, active une saisissante et réjouissante capacité d’agir individuelle et collective : à travers une forme hybride proche du théâtre-forum, il interpelle directement le public, l’invitant concrètement à l’action pour lutter contre les violences conjugales.

Des lieux en devenir : les espaces artistiques et culturels d’aujourd’hui et de demain

Si la Scène nationale de Guyane qui devait voir le jour à Cayenne n’a finalement pas pu aboutir, avec la transformation du projet en une salle de spectacle porté par la collectivité territoriale de Guyane devenue collectivité unique en 2016, il y a actuellement une forte émulation favorisant l’émergence de nouveaux équipements culturels, outils de création adaptés aux besoins artistiques et à l’accueil des publics.
 
L’inauguration du chapiteau de Latitude Cirque à Saint-Laurent-du-Maroni en ce mois d’avril 2025 est l’aboutissement de dix années de travail de Yann et Sophie Laforge. En toute proximité d’un futur quartier de logements sociaux, avec un projet également très engagé dans la formation, Latitude Cirque devient un équipement phare structurant. Touka Danses, labellisé CDCN (le premier des outre-mer) en 2015 après trois ans de préfiguration, bénéficiera également d’un nouveau lieu, studios et salle de spectacle de 300 places, partagé avec la ville de Remire-Montjoly, finalisé en 2027. Les espaces du Théâtre de l’Entonnoir à Kourou portant un projet singulier et très engagé de théâtre-école, vont également être réhabilités dans un avenir très proche et permettra au projet de se déployer pleinement et durablement. Le Théâtre de Macouria, scène conventionnée Art en territoire, dirigé par le metteur en scène Grégory Alexander, actuellement établi dans une ancienne salle des fêtes, s’installera prochainement dans de nouveaux espaces, avec un beau projet architectural dont les travaux démarrent au mois de juin 2025.

Au Camp de la Transportation à Saint-Laurent-du-Maroni, la compagnie Kokolampoe fait vivre un lieu de création dans un lieu de mémoire, le monument historique du bagne où elle est installée depuis trente ans, tout en œuvrant à un accueil inconditionnel des populations les plus fragiles. Un projet de Centre culturel de rencontres a été à l’étude. La MAZ - Maison de la Photographie Guyane-Amazonie dirigée par Karl Joseph [3] – où l’on peut voir actuellement dans le cadre de la saison brésilienne la très belle exposition Ô Abre Alas, dans les entrailles du carnaval – va également s’installer dans un nouveau lieu.
 
La chorégraphe Gladys Demba, accompagnée de longue date par Touka Danses - CDCN, a créé en 2021 son tiers-lieu de résidences artistiques et de soin Cadabhê - Centre d’application des arts et du bien-être et hébergement à Matoury près de Cayenne qui, outre l’accueil d’artistes en création, a une activité d’ateliers danses en direction d’une centaine d’enfants valides ou en situation de handicap, en pleine nature.
 
La richesse infinie d’un territoire aux multiples identités, foisonnant et inspirant dans toutes ses dimensions, nous invite à faire vivre et revendiquer tous ces héritages néo-marrons, amérindiens, créoles, afro-caribéens-amazoniens. Et comme l’énonce le philosophe Dénétem Touam Bona, dans Sagesse des lianes [4] :
 
« Mais pourquoi donc utiliser la figure végétale de la liane pour penser l’émergence d’un « Nous » – une communauté décloisonnée – embrassant les individus et les groupes les plus divers ? Sans doute parce que la liane dispose d’un formidable don d’entrelacement, c’est la plante volubile par excellence (est dite volubile une plante qui s’enroule autour d’un support. Ne disposant pas de tronc (de structure auto-portante), son échappée vers les cieux n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur les autres, parce qu’elle se mêle aux autres, tout en les entremêlant ».

 


[3] La MAZ est un projet associatif porté par La Tête dans les images, association historique guyanaise qui promeut la photographie sur son territoire et au-delà de ses frontières, depuis 2012.
[4] Sagesse des lianes, Cosmopoétique du refuge, Dénétem Touam Bona, post-éditions, 2022.